L'illustre famille Trobachev
Moscou, Mars 1938
« Votre commerce tentait de susciter le mécontentement de la population. C'est bien à cela que vous tendiez ?
- C'est bien ce à quoi nous tendions.
- Et la vodka que vous vendiez, était elle toujours de bonne qualité ou vous efforciez-vous de la faire de mauvaise qualité ?
- Oui
- Y eut-il des cas où des membres de votre commerce mettaient de l'arsenic dans la vodka ?
- Il y eut des cas où l'on retrouva de l'arsenic dans la vodka.
- Non pas « où l'on retrouva », mais où l'on « mit » de l'arsenic dans la vodka ! Vous saisissez la difference ? Y'eut-il cas, oui ou non ?
- Il y eut des cas où l'on mit de l'arsenic dans la vodka.
- Dans quel but ? Pour donner à la Vodka un « meilleur gout » ?
- (...) »
La gorge se noue et le moment des prières est venu. Ca y est, ils sont coincés. Jamais plus Joseph Petrovitch et ses deux employés, ne pourront revendre comme autrefois la traditionnelle « Vodka Petrovitch, père et fils », dans leur coquette boutique, idéalement placée rue de l'Arbat, juste à proximité de la Place rouge. Une vieille pancarte en bois, plus modeste d'aspect que son inscription, indiquait « Ici meilleure vodka de Moscou », mais même si les clients n'en avaient la moindre preuve, ils assuraient qu'on en faisait pas d'aussi excellente dans l'ensemble des Républiques Soviétiques réunies.
Joseph n'était pas au courant. Il ignorait que les deux cadavres ayant bu sa production étaient des espions royalistes jugés il y a peu de cela et devant partir destination Goulag dès l'aube. Ces derniers reçurent, dans un excés de bonté de la part des gardes, une bouteille de vodka fraudée pour se donner des forces. Les autorités n'avaient trouvé mieux comme victimes. Celles-ci étaient parfaites, incommodantes et emcombrantes.
Igor Petrovitch avait sa petite réputation dans la région et encaissait de douces rentes, suffisantes à nourrir sa famille. Malheureusement, un jour on a découvert que Mr Petrovitch versait moins d'argent à l'Etat qu'il ne le devait. Oh, si peu, mais il fallait quand même se débarasser de cette vermine pour le bien du peuple.
Le procureur chargé de ce procés s'appelait Rudine, un homme (bien que le terme ne soit pas bien approprié à ce genre de crapule) qui met mal à l'aise, qu'on a pas envie de contredire, et dont les mensonges sonnent vrai. On ne compte plus les centaines de prisonniers innocents sur sa conscience. Aucun scrupule ! Rudine est un dur, un vrai : celui pour qui la vie des autres ne sert qu'à enrichir son petit soi méprisable. Il est riche Rudine, très riche ! Et chaque semaine, lorsqu'il se rend au Kremlin, le puissant bras droit de Staline en personne peut s'adresser ironiquement à St Basile :
« Encore des orthodoxes en moins seigneur, bientôt le monde sera pur ! »
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« Nom : Trobatchev...Prénom : Vladislav...Profession : Ancien marchand de gauffres...Adresse : Sous une tourelle du Pont Lomonossov, St Pétersbourg... Pas mal ! Vous avez le luxe d'habiter dans un monument historique !
C'est l'humour que n'apprécie pas Vladislav. Il a trop souffert du froid ces deux derniers hivers pour pouvoir sourire de sa situation
-...Vingt ans...Célibataire...Fils unique...Passions : La poésie et la philosophie...Et puis quoi encore ? La danse ? Non ? Le yoga ? Non plus ? Sacré gangster ! Tu vas vite t'apercevoir mon garçon qu'il n'y a qu'une seule philosophie qui tienne chez moi ! Dans la vie, il y a ceux qui jouent du piano et ceux qui les déménagent ! Nous, on est les deuxièmes ! Donc ça veut dire pas de temps à perdre avec ces conneries dérisoires et inutiles ! Il y a du pain sur la planche mon garçon ! Laisse tes occupations aux réveurs puériles !
Si aimer réver est puéril, alors Vladislav se dit qu'il était grandement immature, mais il s'en sentait d'autant plus fier.
- Mais dites moi mon garçon, réenchaina le boss tout en jetant au feu la maigre biographie de Vladislav, comment se fait-il qu'un clochard comme vous ait pu apprendre à écrire ?
- Il y a quelques années, j'ai bénéficié d'une éducation soutenue chez les bonnes soeurs. Elles m'assuraient des cours privés dans la cathédrale St Issac même. Mon grand père Dimitri, qui s'occupait alors de moi était prêt à débourser une fortune pour que je devienne quelqu'un de cultivé, et ainsi avoir mes chances de travailer dans l'institut de théologie St Wladimir à New-York. C'était son voeux le plus cher. Moi ses ambitions ne m'interessaient guère mais j'acceptais toutes ses décisions car à coté de cela, je m'offrais les loisirs que je voulais. Il était riche Dimitri, très riche !
- Suffit ! Votre vie m'ennuie ! Racontez moi plutot votre chute ! Et vos parents dans l'histoire ?
- Papi est mort pour Dieu, Papa est mort au pieu. Une fuite de gaz dans la nuit. A l'époque je vivais chez une nourrice dans la banlieue de St Pétersbourg et maman était déjà partie. « Elle se prostitue chez ces connards de capitalistes français ! » C'est mot pour mot ce que m'avait dit mon père, peu avant de disparaitre.
- Et les héritages dans tout ça ? Qu'en avez vous faits ?
- Mon grand père a donné tous ses biens à la cathédrale St Issac. A la fin de sa vie, il perdait la raison. Il en est arrivé un jour à ne plus me reconnaître. Ce jour là, un haut missionnaire sortait de chez moi l'air plus mesquin que jamais. Dimitri habitait un bel appartement, avenue Nevsky. J'apprenais la raison de cette visite douteuse, le lendemain, dâte de décés de mon grand-père ! Je ne le soupconne pas de l'avoir empoisonné. Papi était vieux et l'autopsie n'a rien recensé d'anormal. Mais je suis sûr qu'il a poussé mon grand-père à rayer mon nom de son testament aux dépens de cet édifice maudit !
Pour sa part mon père n'eut que les moyens de me refiler un gaufrier gagné auparavant à une loterie organisée par ses collègues de l'usine automobile Lada.
- Ton grand-père, que t'as t-il dit à propos de son métier ?
- Modeste curé de campagne mais réputé. Il était logé, nourri, et payé par l'église à la fois ! La messe qu'il tenait le dimanche faisait à elle seule la renommée du village. D'après ses dires « une vie de Tsar » ! Mais il comptait sur sa descendance pour aller encore plus loin que lui dans la vie. Son fils fut un raté et il plaça à tord beacoup d'espoirs en moi !
- Interessant, même avec l'âge ce bon vieux Rudine mentait avec toujours autant d'acharnement...Et vous l'avez cru ! Soyez moins naif à l'avenir petit. Conseil amical !
- Qu'est ce qui vous prends de comparer mon grand-père au deuxième plus grand criminel de l'histoire Soviétique ? Une personne comme lui n'aurait pas fait de mal à une mouche ! Au contraire, sa seule vocation était de divulguer des messages de paix...
- Je ne le compare pas à Rudine, puisque c'est lui-même en personne ! Quand le vent a mal tourné pour lui, c'est à dire à la mort de Staline, il sait reconverti là où personne ne l'attendait, vu que tout le monde connaissait son aversion pour la religion. En prenant sa vraie idendité qu'il avait pris soin de ne révéler à quiconque, il a pu assurer la fin de ses jours tranquillement. Et puis ses messages de paix exprimaient certainement des remords.
Vladislav sous le choc.
- Je veux bien vous croire, mais comment le savez vous ? Et pourquoi n'avez vous rien fait ?
- Dis toi bien quelque chose mon petit, la Mafia n'est pas aussi incompétente que les services secrets. Tu veux savoir pourquoi on n'a pas chercher à l'arrêter ? Sache également que si tu nous rejoins, oublie au préalable de jouer les gentils. On est pas là pour faire les justiciers. L'ennemi numéro un, c'est l'Etat ! Au contraire, les criminels comme toi ou comme ton grand-père, qui chacun à votre manière agissent sans se faire attraper, eux je m'en préoccupe, pour mon bien et non pour l'intéret général.
Le tutoiement a mis en confiance Vladislav, mais sa réputation d'assassin l'agace.
- Mais c'était involontaire ! J'ambulais dans les allées magnifiques du parc de Peterhof. La clientèle ne venait pas et les roubles me manquaient pour acheter des nouvelles chaussures et surtout pour survivre encore longtemps. Je me suis dit alors que ma situation ne tenait qu'à un fil, et bien sûr le drame n'a pas tardé à venir. Ce sont mes lacets qui ont craqué les premiers. Je me suis aussitôt baissé pour les rafistoler. Pendant ce temps là, mon chariot a continué son chemin. Ceux qui gagnent les jets d'eau sont en légère pente, suffisante en tout cas pour que mon chariot prenne de la vitesse. Ses roues grinçaient, elles faisaient un bruit effroyable mais je m'en suis rendu compte que trop tard. D'un coup, j'entends un choc violent, un hurlement de mère affolée...Je me lève, j'aperçois un landeau renversé et du sang sur les gravillons. Je ne cherche pas à comprendre, je m'enfuis. C'est tout, mais je le regrette profondément.
- Bon, t'adhères ou pas ?
Moment de reflexion. Pour Vladislav, c'est un dilemme. Il est recherché, mais ni sa tête ni son nom sont connus. Cependant, en l'état actuel des choses ne vaudrait t'il pas mieux pour lui de s'engager vers un terrain sûr même au risque de perdre sa satisfaction d'homme libre et vagabond ?
- En fait, ta belle gueule est mise à prix je sup...
- J'adhère !
- Dans ces conditions tu pars demain sur l'île Sverdrup avec Sergei Vizaver. Mission top secrète et ô combien capitale pour nous. C'est au nord de la Sibérie. Tu verras, il ne fera pas beaucoup plus chaud que durant les nuits sur ton pont mais t'as pas le choix ! Sergei t'expliquera tout dans le train. Pour l'instant va faire tes preuves au tir. Tu pourras admirer les talents de ton futur associé.
Le dit Sergei qui avait épié jusque là la discussion sans dire mot, avait effectivement l'air du gars ayant plus de plomb dans la main (un vieux vieux colt 1911 qu'il ne cessait d'asticoter) que dans le crâne. Ukrainien à peine moins jeune que Vladislav, mince, teigneux, malsain et antipathique, il se leva mollement pour tendre une poignée froide au nouveau venu, qu'il ressera énergiquement une fois la main de Vladislav agrippée.
- Bienvenue jeune camarade !
Peu sincère le Sergei Vizaver, pensa Vladislav en contemplant ses doigts bleuis, pendant que l'ukrainien s'approcha de son oreille.
- Dis, ta mère, j'ai peut être eu l'honneur de la sauter lors d'une mission en france...
Décidément, Vizaver rime aussi avec vulgaire ne put s'empêcher de constater Vladislav, outré.
Le duo s'apprêtait à sortir du bureau quand ce dernier remercia le Boss :
- Merci de me faire confiance, Boss !
- Merci à toi aussi d'avoir suivi les cartes de visite que mes hommes propagent illégalement un peu partout.
Vladislav quitta la pièce avec la conscience légèrement allégée d'avoir au moins le Boss dans sa poche.
- Bien entendu Vladislav, une erreur et je te bute ! »